Split – une invisibilisation de la bisexualité ?
Les yeux sur la bande-annonce de la série Split, je partage à ce moment-là un sentiment certainement similaire à beaucoup d’autres femmes qui aiment les femmes : est-ce là enfin une série qui parle de mon rapport à l’amour d’une façon juste ? Parce que je connaissais Iris Brey pour ses écrits sur le “women gaze”, j’étais enthousiaste à l’idée de voir les femmes s’aimer loin du regard des hommes. Mais déjà, une autre question me taraudait : serait-ce là le récit d’une histoire d’amour entre une femme bi/pansexuelle et une femme lesbienne ? La communication autour de la série nous annonce le récit d’une « sortie de l’hétérosexualité ». Dans ma tête, je me dis alors – en chuchotant peut-être un peu – que nous les meufs bisexuelles, nous sommes aussi “sorties de l’hétérosexualité”. Comme l’écrit Mathilde Ramadier, le désir bisexuel est « une sortie de la disponibilité [vis-à-vis des hommes] à laquelle l’hétérosexualité a automatiquement assignées » les femmes. En cela, la bisexualité peut être une révolution féministe : opérer des distinctions entre l’amour des hommes sous contraintes, et l’amour des hommes qu’on choisit : ne plus être entièrement disponible pour les hommes, imaginer d’autres chemins, s’autoriser à désirer les femmes, ne veut pas dire pour autant renier tout désir pour la masculinité.
Et pourtant, la communication autour du film ne laisse pas de doute : pour Iris Brey, « sortir de l’hétérosexualité », signifie être lesbienne, et la bisexualité n’est jamais évoquée comme une possibilité. Elle l’affirme : ses deux personnages sont lesbiennes, aucune identification ne nous sera autorisée à nous, la petite communauté bi/pan, aucun amour lesbo-bisexuel ne nous sera conté.
Nous l’avons tout de même regardé, avec notre regard bi, pour y repérer des signes de nos existences invisibles, même si peut-être sommes-nous les seules à les voir : dès le premier épisode, il y a ces trois figures historiques bisexuelles présentées comme des modèles de l’amour entre femmes, Colette, Musadora et Violette Leduc. Si l’on s’arrête sur la biographie de cette dernière, Violette Leduc, qui a été érigée en représentante de la communauté lesbienne au point de donner son nom à une librairie parisienne célèbre, celle-ci fut « éperdument amoureuse » de Maurice Sachs, lui-même homosexuel, mais aussi de Simone de Beauvoir. Son roman Ravage, dont fut censurée la première partie qui connaîtra un destin solitaire sous le nom Thérèse et Isabelle, raconte ainsi les amours d’une héroïne avec des femmes, des hommes, et parfois les deux en même temps.
Autre signe que la série parle aussi de nous, le nom « Split », et ce jeu sur la séparation de l’écran par une grosse ligne noire, censée représenter la division intérieure du personnage principal. N’est-ce pas là la représentation de l’expérience bisexuelle, être constamment accusée d’avoir « le cul entre deux chaises », et sommée de choisir ? Cette injonction, on peut la nommer en pastichant Adrienne Rich, contrainte à la monosexualité, car il semblerait qu’aujourd’hui encore il ne soit pas ok d’être bisexuelle. Ainsi, cette séparation, conçue comme un problème que doit résoudre le personnage d’Anna, comme son problème dont elle serait la cause même, une perspective bisexuelle en fait un problème structurel de nos sociétés monosexistes qui ne conçoivent pas qu’il puisse exister autre chose que l’hétérosexualité ou l’homosexualité. Divisée, Anna doit se retrouver, perdue, confuse, elle ne peut aimer qu’une seule et unique personne, elle ne peut aimer que les femmes, ou bien que les hommes. L’unification finale, le choix du lesbianisme, est symbolisée par le choix de représenter les deux femmes comme deux semblables, deux âmes-sœurs, que la réalisatrice a joué à rendre similaire en faisant de l’une la doublure de l’autre. Est-ce donc là la fin du désir ? Le désir ne prend-il pas une multiplicité de formes, n’est-il pas fluide, renaissant, insaisissable, évanescent ? Et si la réunion finale, sans préjugé et sans stigmatisation, était entre une femme et une femme, dans leur différence également, lesbienne et bisexuelle, ou lesbienne exclusive, et lesbienne bisexuelle ?
On aurait pu pardonner que la réalisatrice ait seulement invisibilisé la bisexualité en nous refusant toute identification au personnage d’Anna. On pardonne beaucoup moins la stigmatisation sous-jacente de la bisexualité – dont on ne prononcera jamais le nom pour en taire jusqu’au bout la possibilité – lors de l’épisode 2. On apprend ainsi par la voix jamais critiquée d’une amie d’Anna, une lesbienne aguerrie, conseillère matrimoniale et porte-parole de sa communauté, qu’il en existerait « plein » des « hétéra-curieuses », des « goudou à mi-temps ». Goudou, ou hétéra, à mi-temps ou curieuse, jamais leur désir ne sera conçu comme entier, et la suspicion de la confusion rôde encore. Pour Anna, il faudra « laisser du temps » pour se décider jusqu’à ce qu’elle soit « prête à en être » – car il n’est pas question de demeurer là, au milieu du chemin, il faut, c’est ça qu’on nous fait entendre, se dépêcher de rentrer dans les rangs du lesbianisme après avoir quitté ceux de l’hétérosexualité. D’une injonction à l’autre …
Au cœur de ce discours biphobe et monosexiste, il y a les blessures sentimentales des lesbiennes. On apprend ainsi que Eve s’est fait “briser le coeur” par sa meilleure amie. Cette expérience certainement partagée par beaucoup de femmes lesbiennes, mais aussi bisexuelles, expliquent certainement cette réticence de certaines lesbiennes face aux bisexuelles, perçues comme des menaces, c’est-à-dire comme des “hétéra” qui à leur tour briseront leur cœur. Imposer à leur partenaire de renoncer à la bisexualité pour être aimée des lesbiennes, c’est, par peur d’être blessée, attaquer la première celles qu’on soupçonne d’être des “traîtres”. Ces préjugés biphobes, bien qu’on puisse en comprendre l’origine, sont terriblement violents et stigmatisants et empêchent les bisexuelles de se sentir acceptées. Il serait temps de réfléchir à cette violence et à ces stigmates infligés aux femmes bi plutôt que de reproduire des discours biphobes – dont on espère pourtant qu’ils ne sont pas majoritaires chez les lesbiennes.
Jetons un dernier regard bisexuel sur cette série et demandons-nous : quand est-ce qu’Anna quitte l’hétérosexualité ? Est-ce seulement lorsqu’elle quitte son mec pour Eva, ou bien, est-ce bien en amont de leur rencontre ? Ne l’avait-elle pas déjà quittée dans les circonvolutions de son désir, fréquentant timidement les bars lesbiens et lisant les écrits de femmes bisexuelles ? Pour quitter définitivement l’hétérosexualité, Anna doit-elle faire une croix sur ses désirs passés, sur l’amour qu’elle a pu ressentir pour son ex-compagnon, bien que le désir soit parti depuis ? Faut-il faire table rase du passé hétérosexuel pour en sortir ?
Dans l’épisode 3, Eva demande à Anna : “les femmes pour toi c’est quelque chose de nouveau ?” Anna répond qu’elle a déjà “roulé des pelles à quelques filles en soirées”, mais qu’elle ne s’est “jamais sérieusement posé la question”, que son amour pour les femmes n’étaient “pas une option”, qu’elle ne sait jamais dit qu’elle avait “le choix” comme “avec les mecs ce n’était pas si mal”. Le candidat idéal pour expliquer ce coming in tardif s’appelle l’hétéronormativité et il a été théorisé par des théoriciennes lesbiennes, comme Wittig et Rich. Mais si Anna est passée à côté de son désir pour les femmes, ce n’est pas seulement parce qu’on lui a imposé d’aimer les hommes, mais aussi parce que la bisexualité n’a jamais été présentée comme une véritable option : car si on aime les hommes, alors on ne peut pas aimer les femmes, et vice versa. Pour une femme qui aime les hommes, la question de son amour pour les femmes ne se pose pas. Malheureusement, Iris Brey nous impose un discours étrangement similaire : pour une femme qui aime les femmes, la question de son amour pour les hommes ne se pose pas. En 2023, elle prolonge l’invisibilisation de la bisexualité, voire sa stigmatisation : en présentant le désir comme une alternative à deux variables, et son personnage principal comme “divisée” entre deux choix, en écartant l’entre-deux des “Goudou à mi-temps” comme étant nécessairement immoral, la série échoue à aider les femmes qui aiment les femmes, mais qui malgré tout continuent d’aimer certains hommes, à elles aussi, sortir de l’hétérosexualité.
Autrice: Lou
Sources à regarder :
- Lesbienne raisonnable à fait un bingo ! Sur insta: https://www.instagram.com/p/C0CsonGLfSJ